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«Ne pas avoir de politique de télétravail devient une exception»

Photo Jean Philippe Franssen Grant Thornton.jpg

Cet échange est tiré de l'article de presse paru dans Paperjam le 29 juin 2022.

 

Le 30 juin, le cabinet de conseil Grant Thornton organise une session de formation à propos des nouvelles règles sociales et fiscales qui s’appliqueront dès le 1er juillet, avec la fin du télétravail illimité. Jean-Philippe Franssen, partner Payroll & Personal tax, nous explique ce qui va changer.

Les accords bilatéraux fiscaux exceptionnels signés entre le Luxembourg et les pays frontaliers prennent fin le 30 juin prochain. Dès le 1er juillet, les règles générales relatives au télétravail post-Covid (et leurs mises à jour) s’appliqueront. Il y aura une tolérance de six mois en ce qui concerne l’exonération sur le volet social. Pour aider les entreprises à s’organiser dans un contexte de télétravail, qui – s’il n’est pas une norme partout – est néanmoins mieux encadré, le cabinet de conseil Grant Thornton, en partenariat avec le cabinet d’avocats Molitor , propose une formation, le 30 juin, intitulée « Nouvelles règles sociales et fiscales post-Covid – Quid du télétravail? ».

Jean-Philippe Franssen, partner Payroll & Personal tax chez Grant Thornton, passe en revue les implications sociales et fiscales auxquelles les entreprises et les salariés devront rester attentifs.

 

Le 30 juin marquera la fin du télétravail illimité pour beaucoup de frontaliers (34 jours pour les Belges, 29 jours, bientôt 34, pour les Français et 19 jours pour les Allemands). Quel est le modèle qui prédomine au Luxembourg à ce jour?

J.-P. Franssen. – «De ce que l’on constate aujourd’hui chez nos clients, il n’y a pas de solution unique qui prédomine. Mais une majorité d’entreprises ont mis en place une charte de télétravail qui va fixer toutes les règles et dispositions applicables en la matière. Cette charte fixe le nombre de jours accordés par l’entreprise, mais aussi les seuils. La plupart des employeurs se conforment aux limites fiscales, selon les chiffres que vous avez énoncés. Il y a cependant des variantes à cette tendance avec des employeurs qui décident de fixer des limites selon le seuil le plus bas ou le plus haut pour tous les frontaliers. Dernière variante répandue: la possibilité de télétravail est étendue pour les résidents luxembourgeois.

 Le cadre légal a-t-il évolué?

«Le seul changement légal d’avant-Covid est le passage du seuil fiscal des Belges à 34 jours. Sinon, il n’y a pas eu de changement fiscal notoire. On repasse donc au 1er juillet aux dispositions fiscales d’avant-Covid, en fonction des règles de la charte de télétravail interne à chaque entreprise. La vraie nouveauté, c’est l’encadrement du télétravail via ces chartes. Le nombre d’employeurs qui vont le mettre en pratique à partir du 1er juillet a explosé par rapport à avant le Covid, période lors de laquelle le télétravail ‘encadré’ était encore très limité. On a inversé la tendance: aujourd’hui, ceux qui n’ont pas de politique interne de télétravail deviennent une exception.

En revanche, l’exonération sur le volet social se prolonge avec une période de «tolérance». Comment cela se traduira-t-il, légalement, puisqu’il n’y a pas de texte de référence à cette «tolérance»?

«En ce qui concerne les accords de sécurité sociale, il était prévu que les exonérations exceptionnelles en vigueur depuis le début de la crise prennent également fin le 30 juin. Or, une période de ‘tolérance’ sera appliquée sur un dépassement de 25% de son temps travaillé dans son pays de résidence, jusqu’au 31 décembre 2022, selon un accord des membres de la Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale de l’Union européenne (communiqué le 24 juin, ndlr). Concrètement, il faut comprendre que c’est une prolongation de la période transitoire, qui montre également que l’Union européenne veut promouvoir le télétravail. Les frontaliers pourront donc télétravailler et dépasser le seuil des 25% jusqu’au 31 décembre 2022 sans risquer un changement d’affiliation à la sécurité sociale luxembourgeoise.

Les entreprises ont-elles le droit d’interdire totalement le télétravail?

«Oui, bien sûr. On constate qu’elles sont une minorité, ou bien cela est dû au fait que le télétravail n’est pas du tout compatible avec leurs activités. Si elles mettent en place des mesures exceptionnelles de télétravail, elles devront le faire, en fonction de la taille de l’entreprise, en concertation avec la délégation du personnel.

Un statut européen du frontalier, comme l’a proposé le député lorrain Xavier Paluszkiewicz (LREM), est-il viable, selon vous?

«Entre la proposition et l’application, il peut se passer beaucoup de choses. Le volet social se décide au niveau européen et demande un accord des différents pays, il est déjà uniforme. Il y a des problématiques liées, comme le détachement…, ce qui exigerait une refonte de ces dispositifs et une nouvelle entente. Pour le volet fiscal, il faut se référer à chaque convention fiscale qui relève d’un accord du Luxembourg avec chaque pays frontalier, avec approbation des exécutifs et parlements respectifs. C’est envisageable et dans l’air du temps, les enjeux de mobilité et de lutte contre le réchauffement climatique y sont liés. Mais cela reste compliqué à mettre en place. Il y a des impacts financiers non négligeables en cas de dépassement des seuils. Ce sont des impôts qui rentrent dans les pays frontaliers et non plus des recettes fiscales pour le Luxembourg.

Le télétravail peut aussi servir d’avantage ou de désavantage concurrentiel?

«Le marché de l’emploi est très tendu au Luxembourg, peut-être comme jamais auparavant. Si une entreprise luxembourgeoise veut faire appel à un candidat français, qui s’installera à la frontière, ce dernier sera limité dans sa possibilité de télétravailler. Tandis que s’il reste en France, il pourra peut-être bénéficier de trois ou quatre jours de télétravail par semaine. Comme la localisation de l’entreprise, les facilités d’accès, la mise à disposition d’un parking, la flexibilité des horaires…, le télétravail devient un véritable point de négociation, pour les personnes qui y ont goûté pendant le Covid et ne veulent plus revenir en arrière. Cela ne concerne pas que les aspects financiers, c’est aussi l’équilibre vie privée/vie professionnelle qui est en jeu.

À quoi les entreprises vont devoir être attentives à partir du 1er janvier 2023?

«L’employeur aura plusieurs obligations: d’abord, informer ses collaborateurs des dispositions internes en matière de télétravail. Partant de là, il devra procéder à une retenue à la source correcte et une application du régime social relatif à la situation de chaque collaborateur. Pour cela, il devra mettre en place un monitoring des jours de télétravail, comme il le fait pour les jours de congé, pour pouvoir suivre les compteurs de chaque collaborateur, veiller à ce que les dispositions de la charte interne de télétravail et les seuils fiscaux puissent être enregistrés. Imaginons qu’une personne ait passé 40% de son temps dans son pays de résidence, qu’elle ait voyagé énormément, et que cela n’ait pas été enregistré. Les charges sociales pour l’employeur peuvent doubler ou tripler, et le collaborateur va perdre ses droits à la retraite et à la sécurité sociale luxembourgeoises, voire aux allocations familiales. Les impacts sont très difficiles à gérer pour l’employeur a posteriori ou en cas de contrôle, donc il est très important d’établir des procédés stricts en amont.

Y a-t-il un décompte officiel que les entreprises devront remettre aux salariés?

«Pas d’obligation légale, mais une forte recommandation de procéder à un monitoring des jours. C’est à l’employeur d’avoir les outils RH qui permettent d’éditer un décompte annuel des jours de télétravail. Ces documents doivent être conservés par l’employeur et le salarié. En cas de contrôle de l’administration fiscale du pays de résidence, c’est l’un des éléments qui pourront être produits, mais cela ne suffit pas. Le salarié devra apporter d’autres éléments de preuve qu’il a bel et bien travaillé au Luxembourg sur la période demandée.

Quels sont les moyens reconnus officiellement pour qu’un salarié puisse justifier de sa présence effective au bureau si l’administration fiscale venait à lui demander de le faire?

«C’est un peu au cas par cas, et toutes les administrations ne l’ont pas clairement énoncé. Cela peut aller d’un calendrier professionnel à des mails de rendez-vous, des tickets de parking, des factures de restaurant, de plein d’essence, d’abonnement de train… qu’il vaut mieux conserver. Par exemple, on trouve une liste de justificatifs acceptés dans les conditions d’application de la convention fiscale belgo-luxembourgeoise.

Faut-il s’attendre à plus de contrôles et tout conserver?

«Il est difficile de prédire ce qui va se passer en 2023 par rapport aux situations fiscales de 2022, qui étaient encore en partie sous régime exceptionnel. Cependant, si on se projette en 2024, par rapport à la situation fiscale de 2023, c’est possible. Ces dernières années, avant la crise du Covid, on constatait un léger ralentissement des contrôles. Les autorités considèrent que c’est aux contribuables de se mettre en conformité avec la loi. Ils devront donc être proactifs en la matière.

Pour les salariés qui voyagent beaucoup, les jours passés à l’étranger entrent-ils dans le décompte fiscal?

«Pour le volet social, il ne faut pas dépasser 25% de travail dans le pays de résidence. Les déplacements à l’étranger n’entrent pas en compte. Néanmoins, pour le volet fiscal, sont compris dans le seuil les jours de formation, les déplacements professionnels, séminaires ou voyages d’affaires à l’étranger en plus des jours de télétravail. Les compteurs fiscaux ne font pas la distinction entre télétravail et déplacements professionnels (hormis longues missions à l’étranger relevant d’un régime spécifique).

Cela peut inciter les employés à ne pas accepter de mission à l’étranger…

«C’est une vraie problématique: imaginez un employeur qui a une charte interne autorisant le télétravail à 34 jours et qui propose une belle mission de 10 jours à l’étranger à un collaborateur. Ce dernier peut être amené à vouloir la refuser si cela lui fait dépasser le seuil fiscal autorisé par son pays de résidence. Certains employeurs peuvent proposer de prendre en charge le dépassement fiscal, d’autres non. Cela relève d’un accord entre les deux parties. De facto, les employés disposant du plus haut seuil pourraient se trouver favorisés par l’employeur pour effectuer des missions à l’étranger.

Une entreprise luxembourgeoise aura-t-elle intérêt à s’affilier à la sécurité sociale d’un pays frontalier pour mettre en place un cadre de télétravail élargi?

«Cela dépendra du secteur d’activité, mais, de manière générale, je dirais non, car cela coûterait plus cher à l’employeur en charges sociales. Pour l’employé, les régimes de cotisation à la retraite français, belge et allemand sont moins favorables également que le premier pilier luxembourgeois. Il y aurait aussi de grandes difficultés administratives. Cependant, dans certains cas très particuliers, nous pouvons être amenés à mettre en place pour nos clients des études au cas par cas, pour évaluer la solution fiscale la plus intéressante.

Les salariés autorisés à télétravailler risquent-ils gros fiscalement à dépasser le seuil de jours de télétravail accordés? 

«C’est très difficile de mettre des limites… Avec la Belgique, quel que soit le niveau de revenus, le delta est trop élevé et ce n’est pas intéressant. En Allemagne, le delta est moindre, mais cela dépend du statut: marié ou célibataire… Pour les salariés français, on peut arriver à des situations où l’impôt peut être moins élevé en France qu’au Luxembourg. Mais on ne peut pas faire de généralités. Ce sont des calculs complexes qu’il faut mener avec des partenaires français.

Les entreprises auraient-elles intérêt à créer une cellule de conseil fiscal aux salariés?

«Cela fait partie des nouvelles obligations d’information et de support des entreprises vis-à-vis des employés. Certaines vont peut-être aller plus loin et proposer un service d’aide à la déclaration fiscale. Nous organisons des séminaires pour expliquer cela à nos clients, on a aussi des clients qui nous confient l’ensemble des déclarations fiscales de leur personnel, que l’on mène à bien avec les partenaires fiscaux étrangers. Or, tout cela a un coût et relève du choix de l’entreprise. Certaines offriront ce service à seulement une catégorie de collaborateurs, d’autres à l’ensemble, d’autres se contentent d’une information, d’autres ne feront rien du tout…»